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Le rôle de l’enseignement supérieur durant les transformations politiques et sociales

Témoignage

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11.08.2024

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Gilbert Doumit (ELFS, 2001) est le cofondateur et directeur général de Beyond Group, un cabinet de conseil multinational avec des pôles à Berlin, Tbilissi, Beyrouth et Riyad, spécialisé en politique publique, développement organisationnel, innovation technologique et durabilité. Au fil de sa carrière, il a mené des projets de transformation dans plus de 30 pays, souvent en contextes fragiles, en soutenant le développement social, la protection sociale, et la prévention de l'extrémisme, tout en contribuant à des stratégies nationales en entrepreneuriat, droits humains, énergie et commerce.

En parallèle, en tant qu’associé chez Effiqual Management Consultants au Canada, Gilbert a accompagné des décideurs mondiaux et animé des programmes de leadership pour des cadres de multinationales et d’organisations publiques. Conférencier international et enseignant à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ), il a aussi dirigé le séminaire de leadership du Master of Advanced Management à Yale pendant trois ans.

Activiste engagé pour la justice, l'égalité et la liberté, il œuvre à une politique centrée sur l'humain. À ce titre, il siège aux conseils d’administration de Nafda et d’Injaz Liban, et s’est impliqué dans le processus électoral libanais en tant que candidat en 2018 et coordinateur de la mission d’observation en 2009.

Côté académique, Gilbert a obtenu une licence en animation sociale de l’Ecole libanaise de formation sociale (ELFS) de l’USJ en 2001, ainsi que des diplômes de la NDU, de l’ESCP et de l’ESA.

Consulter la biographie intégrale de Gilbert Doumit




Ce texte résume mes deux interventions durant la Semaine Mondiale de la Francophonie Scientifique, sous le thème de la diplomatie scientifique, dans les sessions : Transformation Politique, Désordre Informationnel, Dynamique Sociale et Paix et Transformation Démographique, Ecarts de Développement et Flux Migratoires, organisées par l’Agence Universitaire de la Francophonie à Toulouse, France, le 17 octobre 2024.

Ma génération a toujours espéré une transformation de l'ordre politique mondial vers un monde plus inclusif, équitable et juste. Aujourd’hui, nous vivons en plein cœur de cette transformation. Toutefois, cette transformation, qui portait l’espoir d’un nouvel ordre mondial, se révèle chaotique. Les pays du Sud Global, en particulier au sein de la francophonie, sont au centre de cette tempête. Face à cette réalité, il est essentiel de se poser la question suivante :  Quels rôles peuvent-elles jouer durant les transformations politiques et sociales actuelles ? Peuvent-elles vraiment contribuer à la paix, à la résolution des conflits et à la cohésion sociale ? Peuvent-elles vraiment contribuer à réduire les écarts d'équité et le flux des cerveaux ? Quels sont les niveaux de coopération nécessaires entre les universités francophones pour une contribution effective à la paix mondiale ?

Le rôle des universités ne peut plus se limiter à la simple transmission de savoirs. Elles doivent devenir des acteurs centraux de la transformation politique et sociale. Nous devons repenser leur mission et les responsabiliser face aux enjeux actuels.


Le Contexte politique et social des pays du Sud Global dans la Francophonie

Commençons par examiner la situation politique des pays de la francophonie. Le désordre politique dans les pays du Sud Global de cet espace est frappant. L'Organisation Internationale de la Francophonie compte 54 pays adhérents : 7 pays du Nord Global et 47 du Sud Global. Parmi ces derniers, 10 sont en guerre ou en conflit ouvert, 20 sont sous des régimes autocratiques, et 23 souffrent d’une instabilité politique chronique. Seuls 5 peuvent être qualifiés de démocraties stables. Cette situation a des répercussions directes sur la société, sur les institutions, et bien sûr, sur les universités.

Sur le plan socio-économique, le PIB total de ces 54 pays se situe entre 8 et 9 trillions d'euros. Les 7 pays du Nord représentent à eux seuls entre 85 et 90% de ce PIB total, tandis que les 47 pays du Sud ne contribuent qu’à 10-15 %. Cela souligne l'énorme disparité économique au sein de l’espace francophone, avec une concentration disproportionnée de la richesse dans les pays du Nord, alors que presque toutes les ressources naturelles se trouvent dans les 47 pays du Sud.

Le résultat de cette situation est une augmentation des conflits, lesquels sont généralement motivés par des causes géopolitiques, économiques et identitaires, souvent simultanément.

 Le rôle des universités durant ces transformations

Dans de tels contextes, les universités doivent évoluer, s’adapter et devenir des actrices du changement. Elles ne peuvent plus être des espaces neutres ou distants des réalités sociales et politiques.

Je structurerai mon propos autour de trois axes d'intervention des universités pour une contribution effective à ces transformations, que j’appelle les "3 P" : le Peuple, les Politiques Publiques et la Politique.

1. Peuple : Dans des environnements marqués par l’instabilité politique, les universités doivent devenir des lieux de socialisation politique et d'organisation pour les jeunes et l’élite intellectuelle. Elles sont des incubateurs où émergent les idées, où se structurent les mouvements sociaux, et où la jeunesse apprend à penser de manière critique. L’université doit offrir un espace où des élites issues de communautés différentes se rencontrent, apprennent et pratiquent la politique en s'appuyant sur des valeurs et pour le bien commun, car ces plateformes existent rarement dans les pays du Sud global.

Question clé : Comment les universités peuvent-elles devenir des plateformes de changement sans imposer leur idéologie aux étudiants ou servir d'outils de répression au régime politique en place ?

2. Politiques Publiques : L’université a le pouvoir d’influencer directement la création de solutions concrètes et scientifiques pour les politiques publiques. À travers la recherche, l’innovation et la formation, elle devient un acteur clé dans la formulation de réponses aux crises sociales, économiques et environnementales. Dans des contextes de fragilité politique, les universités doivent agir comme des laboratoires de solutions pour renforcer la justice sociale, la durabilité économique et la résilience face aux crises climatiques.

Question clé : Comment canaliser la recherche académique traditionnelle vers des solutions scientifiques, pratiques et efficaces ?

3. Politique : Enfin, les universités, qu’elles soient publiques ou privées, peuvent jouer un rôle politique direct. Elles peuvent défendre les droits fondamentaux et agir comme médiatrices en temps de crise. Ce rôle de médiation est particulièrement crucial dans des contextes de polarisation extrême ou de répression étatique. Les universités doivent être des espaces de dialogue où émergent des processus pacifiques pour la résolution de conflits politiques.

Question clé : Quand l'université doit-elle prendre une position politique pour défendre les droits, et quand doit-elle jouer le rôle de médiateur entre les acteurs politiques ?

 Les niveaux de coopération entre les universités francophones pour une stabilité sociale et politique mondiale

Une coopération transversale entre les universités de la francophonie est essentielle autour de trois thèmes critiques au sein des transformations actuelles. En empruntant l’ethos français "Liberté, Égalité, Fraternité", je propose ces trois thèmes de coopération: Liberté, Équité et Qualité. Ces thèmes peuvent être abordés grâce à une mobilité accélérée des étudiants et des enseignants entre les universités francophones, mais aussi pour traiter des flux migratoires des jeunes, souvent en difficulté dans leur processus d'apprentissage.

Liberté dans l’Espace Académique : Faire Face à l’Oppression

La liberté académique est aujourd'hui menacée tant dans les universités du Sud que du Nord. Nous n’avons jamais été témoins d’une telle oppression académique : des universitaires licenciés, des conférences annulées, des étudiants menacés. La francophonie scientifique est en danger, et avec elle, la possibilité de former une génération de penseurs critiques et de citoyens engagés. Voulons-nous vraiment créer une génération soumise ou rebelle, plutôt qu'une génération libre, créative et critique ?

Ce sont les étudiants et enseignants migrants qui souffrent le plus de cette oppression, cherchant dans les institutions académiques l'espoir d'une éducation émancipatrice. Une coopération entre les universités francophones du Nord et du Sud est essentielle pour faire face aux attaques contre les libertés académiques en protégeant l’engagement politique des étudiants, la pensée critique dans la recherche académique et la liberté d’expression des agents du changement social.

Équité dans l’espace académique : une question de financement

L’équité dans l’accès à l’enseignement supérieur repose sur une base simple : le financement. Sans un financement juste et diversifié, l’équité devient une illusion. Aujourd'hui, nous avons trois principales sources de financement dans les universités : public, privé et frais de scolarité. Ces trois modèles sont en crise. Le financement privé prend de plus en plus de place, souvent conditionné par des agendas politiques pro-régime ou visant à dépolitiser l’université. Le financement public est en déclin, les États croulant sous des dettes ingérables. Enfin, les étudiants et leurs familles sont de plus en plus accablés par des dettes qui limitent l’accès à l’éducation.

L'équité doit être assurée non seulement au niveau de l'accès, mais aussi au niveau de l'intégration culturelle, économique et politique des étudiants en général, et des étudiants migrants en particulier. Une coopération entre les universités francophones est cruciale pour garantir des financements alternatifs, avec un soutien accru des universités du Nord vers celles du Sud, afin de libérer ces dernières de la mainmise des financiers. Cette coopération devrait aussi s'étendre au développement de mécanismes facilitant l'équité par une meilleure intégration des étudiants.

 Qualité de l’enseignement : une définition à redéfinir

Le rôle des enseignants est crucial pour garantir la qualité de l'éducation, car ce sont eux qui sont responsables des contenus pédagogiques. Le manque de financement dans les pays du Sud provoque un écart salarial avec le Nord, ce qui entraîne une migration de ces cerveaux. Un professeur d’université avec 10 ans d’expérience dans le Nord gagne environ 5 fois plus que son homologue du Sud, dont le salaire moyen ne dépasse pas 20 000 euros en moyenne par an. Cet écart pousse les talents du Sud à chercher de meilleures opportunités dans le Nord.

De plus, la qualité de l'enseignement doit être redéfinie avec l'intégration de la technologie, alors que les étudiants ont accès à une vaste quantité de connaissances et que l’usage de l’intelligence artificielle ouvre des possibilités infinies. Une coopération entre les universités francophones est nécessaire pour redéfinir la qualité, en adaptant les cursus aux changements, en développant les compétences pédagogiques des enseignants, et en mettant en place des systèmes d’évaluation qui dépassent la simple acquisition de connaissances pour inclure l'évaluation de nouvelles compétences, indispensables dans ce monde en mutation.

Appel à un nouveau contrat social pour l’université de demain

Il est temps de redéfinir le rôle de l’université. Est-elle un simple producteur de diplômes, une machine de manipulation intellectuelle, ou une plateforme de développement ?

1. Redéfinir la vision et le mandat universitaire : L'université doit s’ancrer dans son contexte local, en utilisant la francophonie non pas comme un héritage colonial, mais comme un levier de pluralisme et d'innovation.

2. Proposer des modèles de financement alternatifs : Les universités doivent trouver de nouveaux modèles de financement qui garantissent leur autonomie et leur liberté, qu'il s'agisse de partenariats publics-privés inclusifs, de mécénat citoyen, ou même d’auto-financement à travers des activités lucratives mais éthiques.

3. Changer structurellement les curriculums et les méthodes d’enseignement : Les universités doivent s’adapter aux transformations technologiques, économiques et politiques du monde d'aujourd'hui. Elles doivent former des citoyens du monde, capables de relever les défis globaux.

4. Revoir la sélection, la formation, l'évaluation et la rémunération des enseignants : Il est essentiel de mettre en place des processus rigoureux et équitables pour recruter, former et évaluer les enseignants, ainsi que de réviser leur rémunération, afin de garantir que la qualité de l’enseignement repose sur des éducateurs compétents, motivés et bien soutenus.

5. Une gestion universitaire inclusive et diversifiée : Nous devons instaurer une gouvernance qui célèbre la diversité, assure l’équité, et garantit une qualité adaptée aux réalités démographiques et migratoires.

 

Il est temps de remettre en question la mission de l'université. Pour répondre à ces défis, il est impératif de mettre en place un nouveau contrat social pour l’université du futur, reposant sur des principes de liberté académique, d’équité et de qualité, tout en valorisant le rôle central des enseignants.

Les pays du Nord global ont une responsabilité particulière, à travers leurs universités, d’apporter des solutions concrètes et de partager des modèles inclusifs et équitables, afin de réduire les inégalités éducatives et économiques au sein de l’espace francophone.

La qualité de l’enseignement ne se mesure pas par le nombre de diplômes délivrés, mais par l'impact des esprits critiques, créatifs et citoyens qu’elle produit. Qualité sans liberté, c'est du conformisme. Qualité sans équité, c'est de l’élitisme.

 J'étais fier de voir mon Université, l'Université Saint-Joseph de Beyrouth, où j'ai étudié et où j'enseigne actuellement, représentée à l'événement, et d'écouter les interventions de ceux qui ont réussi à se rendre à Toulouse malgré la guerre qui sévit au Liban. Avec une belle résilience, ils ont partagé comment l'Université continue de surmonter tous les défis pour offrir une éducation de qualité.

Je tiens à remercier le Recteur de l'AUF, Professeur Slim Khalbous, pour l'excellente organisation de cette semaine et pour les échanges profonds sur des thèmes essentiels de notre époque.

 

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