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La vie qui compte...

Témoignage

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12/06/2024

Paru dans L'Orient-Le Jour

Il y a eu des moments dans l’histoire de l’humanité où il a fallu se poser la question suivante : « Qu’est-ce qui vaut plus, la vie de l’individu ou celle de la société ? » Cette question peut sembler absurde, car pourquoi choisir entre la vie d’un individu et celle d’une société entière ? Pourtant, elle est fondamentale pour une vie sociale équilibrée, où chaque individu est important en soi, mais pas plus que les autres en tant que partie d’une société. La réponse à cette question complexe ne peut être abordée sans explorer la nature humaine et son rôle dans le développement des sociétés. Ainsi, elle nécessite la considération de cinq axes principaux autour desquels tourne la valeur de l’individu relativement à celle de la société dans laquelle il vit.

Le premier axe concerne la définition de la cible de la menace et du besoin de protéger l’individu ou la société en premier. Si c’est l’individu qui est le plus menacé et qu’il faudrait protéger, cela signifie que la menace provient de l’intérieur de la société. En revanche, si c’est la société qui est menacée et qu’il faudrait protéger, la menace est externe et il y a un ennemi commun à affronter. Les régimes totalitaires valorisent cette dernière considération, utilisant souvent un ennemi externe pour demander aux individus de fusionner dans la société et défendre un ennemi idéologique éternel. Dans l’imagination du fameux écrivain George Orwell, la stratégie du régime totalitaire d’Océania pour maintenir le contrôle sur sa population est de designer constamment un ennemi externe. Il dit : « Le but de la guerre n’est pas de faire ou d’empêcher des conquêtes, mais de maintenir intacte la structure de la société. Le mot « guerre » lui-même est devenu trompeur. En réalité, comme nous le verrons, il s’agit d’une paix permanente. » Même les régimes démocratiques ou capitalistes peuvent utiliser cette stratégie, mais en valorisant davantage la vie de certains individus-victimes. Actuellement, les guerres à Gaza et en Ukraine illustrent ce dilemme entre l’intérêt pour la vie de l’individu et celui de la société.

Un deuxième axe important est le choix du moment dans la détermination de la valeur de la vie de l’individu par rapport à celle de la société. Comme tout produit sujet à une estimation, la vie de l’individu perd en valeur lorsque celle de la société gagne en importance et vice-versa. Cela est régi par une relation d’offre et de demande qui change constamment, dépendamment des lois du marché. Par défaut, les régimes non totalitaires privilégient la vie des individus, sauf si la vie de la société est menacée. Par définition, les régimes totalitaires privilégient toujours la vie des sociétés, sauf si la vie de l’individu concerne celle de personnes-clés au pouvoir. Un exemple historique est la décision du gouvernement japonais pendant la Seconde Guerre mondiale de demander aux soldats de se suicider en kamikazes pour défendre leur pays contre les attaques américaines.

Le troisième axe régissant l’équilibre entre la valeur de la vie de l’individu et celle de la société réside dans le style cognitif des dirigeants et, par conséquent, de leur peuple. Les attentats suicidaires d’al-Qaëda et de l’État islamique illustrent bien ce point. Un gourou endoctrinant façonne la réalité selon son intérêt, convainquant son peuple qu’il est en péril et que « se martyriser » est la seule option pour préserver la société. Il propose une élévation de la vie d’un individu lorsqu’il « se martyrise » pour le bien et la survie de son peuple. Dans ce sens, les personnes endoctrinées pour devenir suicidaires n’ont pas le choix qu’entre s’engager dans une guerre classique et un attentat suicidaire. La guerre classique est perdante du fait de l’existence de la menace essentielle. De même, ces personnes sentent que la compétition via l’économie, la politique et la culture n’est que le moyen utilisé par les perdants de la guerre classique. Elles finissent par réaliser que se sacrifier, sans assurance du résultat mais en comptant sur la confiance en Dieu et en Son représentant sur terre, est suffisant.

Le quatrième axe est la notion de cohésion dans une société. Si la société n’est pas réunificatrice, il est inutile de donner plus d’importance à la vie de la société par rapport à celle des individus. Un exemple courant dans la littérature sociologique concerne l’histoire de deux navires, l’Invercauld et le Grafton, qui se sont tous deux naufragés sur les côtes de l’île Auckland dans l’océan Subantarctique en 1864. L’histoire de ces deux navires raconte que, dans le bateau où il y avait une guidance et une entraide, donc une cohésion, il n’y a eu que peu de décès après des mois de survie sur l’île. Par contre, dans l’autre, l’absence de guidance et la pratique de la supériorité individuelle via le cannibalisme n’ont laissé qu’un seul survivant. Cette histoire met en évidence que pour qu’il y ait une comparaison entre la vie de l’individu et celle de la société, il faut qu’il y ait déjà une présence d’une société définie par une entraide, une gouvernance, des points culturels communs et une vision partagée pour l’avenir. En l’absence de ces piliers, la société, au vrai sens du terme, n’existe pas et, dans ce cas, c’est toujours la vie des individus qui prime, même dans les moments les plus menaçants.

Le cinquième axe est le système de valeurs. Comment pourrait-on prétendre que la vie d’un individu pourrait devenir moins importante que celle de sa société si cet individu ne partage pas les mêmes valeurs que cette société ? Prenons comme exemple l’attitude des sociétés et des systèmes de soins durant la pandémie du Covid-19. Au cours de cette pandémie, une sélection des individus à réanimer aux soins intensifs devait se faire, vu l’afflux massif de patients vers ces services. Dans les pays développés, un système de triage s’est mis en place permettant de sélectionner les individus d’une façon utilitariste. Selon ce système, un homme célibataire de 60 ans qui n’a pas de proches ou de personnes à charge pourrait seulement être plus utile qu’un homme de 35 ans marié et ayant des enfants à charge s’il exerçait une fonction nécessaire pour la société comme par exemple être professionnel de santé en cours d’activité professionnelle. Il y a ici une réflexion éthique et philosophique qui sort du cadre de ce récit, mais le plus important réside dans le fait que l’épouse du patient de 35 ans ne partage pas avec les autorités sanitaires le même système de valeurs.

Revenons au Liban, un pays où la valeur de la vie de l’individu par rapport à celle de la société est incertaine. Trois exemples illustrent cette incertitude dans une société où ni la vie de la société ni celle des individus n’est unanimement valorisée. Le premier exemple concerne la propension de certains individus à se sacrifier pour leur société et ainsi se sacrifier en tant que « martyrs sur la voie d’al-Qods ». Il s’agit ici d’une mise en valeur de la vie de la société qui, si elle ne peut pas vivre en dignité et en liberté, ne vaut rien selon le parti politique que ces personnes soutiennent. Cela ressemble à la vague de kamikazes observée pendant la Seconde Guerre mondiale, à la différence que la cause est devenue chronique et la prédilection à se martyriser est devenue systématique. Le deuxième exemple est lié à la perte des élites depuis octobre 2019. Avec la succession et le cumul des problèmes socio-économiques, une grande proportion de Libanais, notamment ceux qui sont diplômés, ont quitté le pays sans considérer les répercussions de ces départs sur la vie de la société. Ne vaut-elle pas la peine de rester pour la remettre en ordre et lui rendre sa valeur ? Qui pourra se charger de cette mission sinon les élites et les diplômés de la société ? Le troisième exemple concerne la couverture de la santé en général et la santé mentale en particulier. Le Liban est l’un des rares pays du monde où un individu atteint d’une maladie quelconque ne peut pas bénéficier de son droit à une prise en charge médicale gratuite. Les tiers payants publics ont été écrasés par la crise économique. Les tiers payants privés sont chers pour plus de 80 % de la population libanaise, et certains types de troubles, comme les troubles mentaux, ne sont pas systématiquement couverts. Au Liban, même avec une assurance privée pour laquelle vous avez payé des milliers de dollars, vous devez souvent payer vous-même une hospitalisation en santé mentale qui coûte aussi des milliers de dollars !

Une société qui ne s’occupe pas de la santé de ses individus ne sera jamais valorisée plus que la vie de ses composantes, c’est-à-dire les individus. Ces derniers auront toujours l’impression que leur vie n’est pas bien appréciée dans leur pays et chercheront leur valeur ailleurs. La solution à un tel fléau est simple et pratique. Nous devons toujours augmenter simultanément la valeur de notre vie individuelle et collective, et cela commence par un effort individuel et non collectif. Comme le dit bien l’économiste John Patterson en décrivant la meilleure façon pour vendre un produit : « Avant d’essayer de convaincre quelqu’un d’autre, assurez-vous d’être convaincu vous-même, et si vous ne pouvez pas vous convaincre, abandonnez le sujet. » En économie tout comme en astrologie, l’éclipse est erronément perçue comme l’absence de quelque chose d’important, comme la lumière solaire ou la prospérité. En effet, l’éclipse n’est qu’un rappel de l’importance du soleil et de la prospérité. De ce fait, j’espère que cette éclipse de la prise en charge de la santé mentale ne tarde plus, car si le but est d’apprécier davantage l’importance de la santé mentale tant sur le plan individuel que collectif, je peux attester que le message est clairement exprimé à travers le désespoir éprouvé dans les lettres d’adieu écrites par des milliers de suicidaires qui se sont adressés à notre société : qui répondra à leur appel ?



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