Salim Daccache à « L’OLJ »: L’USJ se porte bien, mais...
Tiré de l'Orient-Le Jour
Propos recueillis par Anne-Marie EL-HAGE
Dans un Liban en crise, les défis de l’Université Saint-Joseph sont immenses. Essentiellement financiers, ils sont liés à la nécessité de jongler entre les rentrées d’argent, les frais de scolarité, les aides aux élèves, les salaires des professeurs et les besoins de développement. « Les demandes de bourses sont si nombreuses qu’elles en deviennent préoccupantes, signe que la classe moyenne a été décimée et que pour rester dans le pays, les jeunes doivent être soutenus financièrement », révèle le père Daccache, recteur de l’institution. L’USJ se porte bien, pourtant. À l’occasion des 150 ans de l’institution, rencontre avec le professeur Salim Daccache, s.j. qui évoque les projets de l’université francophone, son expansion, ses nouvelles filières, son évolution linguistique, ses accréditations, son soutien aux étudiants sans cesse en augmentation…
Salim Daccache à L’OLJ : Le phénomène d’émigration des jeunes après le bac est inquiétant
Le recteur de l’USJ investit davantage aujourd’hui sur les accréditations, véritables passeports pour les étudiants du Liban.
L’Université Saint-Joseph au Liban célèbre ses 150 ans cette année. L’occasion pour l’institution d’accueillir en mars dernier le père Arturo Sosa s.j., supérieur général de la Compagnie de Jésus et pour son recteur le Professeur Salim Daccache s.j. de recevoir, au nom de l’USJ, la médaille de l’ordre national du Cèdre décernée par le président Joseph Aoun.
Rencontre avec le père Daccache qui évoque pour L’Orient-Le Jour les défis de l’institution universitaire en ces temps de crise et de conflit régional, mais aussi ses projets d’expansion. Un plan qu’il a bien l’attention d’accomplir d’ici à la fin de de son mandat, en août 2026.
L’USJ, université francophone, subit-elle la baisse de l’engouement pour la langue française au Liban ?
Nous sommes inquiets. Le monde universitaire et scolaire vire vers l’anglais, et le phénomène d’émigration des jeunes s’intensifie après le bac. Selon les chiffres qui nous ont été communiqués par l’ambassade de France (en 2024), la moitié des 3 400 élèves qui présentent le bac français quittent le pays à l’issue de leur diplôme de fin d’études scolaires, la moitié pour la France, l’autre moitié pour les États- Unis, le Canada et l’Europe.
Nous assistons à un rétrécissement de la scène universitaire libanaise qui plafonne à 225 000 étudiants, dont 13 000 à l’USJ. Les raisons de cette tendance sont d’abord financières. Pour avoir perdu leurs avoirs dans les banques, les Libanais estiment que les universités à l’étranger leur coûteront moins cher et que leurs enfants trouveront ensuite un travail qui leur permettra de financer la famille restée au pays. L’autre raison est la perte de confiance dans l’avenir du pays, vu l’instabilité ambiante.
(Selon les statistiques publiées par le Centre de recherche et de développement pédagogique (CRDP), le nombre d’étudiants inscrits dans les universités du Liban en 2022-2023 est de 224 229 étudiants, dont 66 323 à l’Université libanaise et 157 906 dans les universités privées. Les chiffres sont en net recul par rapport à l’année 2021- 2022. Les universités comptaient alors 243 953 étudiants, dont 79 012 à l’UL et 164 941 dans le privé).
Comment remédiez-vous à la baisse de la demande pour le français ?
Nous proposons une dizaine de licences en anglais, en plus du cursus français, et une vingtaine de masters en anglais. En ingénierie, par exemple, le génie électrique et informatique a une filière anglophone en plus de la filière francophone. De plus, tout étudiant doit avoir un solide bagage linguistique anglais. Nous travaillons également sur l’habilitation des professeurs à enseigner en anglais.
Nous ne laissons pas tomber le français pour autant, au vu de l’histoire, de l’engagement et de la tradition culturelle francophone de l’USJ. Le français est fondamental. Il reste la langue de communication de l’institution, sachant que nous communiquons aussi en arabe et anglais, lorsque c’est nécessaire.
Nous investissons donc sur l’apprentissage du français et proposons des formations linguistiques poussées à un tiers des étudiants.
Quels autres problèmes rencontrez- vous dans un Liban en crise ?
Les problèmes de l’université sont essentiellement financiers, liés à la nécessité de jongler entre les rentrées d’argent, les frais de scolarité, les aides aux élèves, les salaires des professeurs et les besoins de développement dans de nouveaux bâtiments, équipements ou diplômes. Rien que la recherche scientifique nécessite 10 % du budget de l’USJ. Quant aux demandes de bourses, elles deviennent préoccupantes, signe que la classe moyenne libanaise a été décimée et que pour rester dans le pays, les jeunes doivent être soutenus financièrement.
La Fondation USJ (créée en 2015), avec sa nouvelle gouvernance entre les mains des anciens, est basée sur le système de donations. Elle devrait nous permettre d’augmenter nos avoirs, d’éviter à l’institution d’être constamment déficitaire et de lui assurer une stabilité financière.
Toutefois, en temps de crise, il nous a été difficile de faire des projections et de trouver des solutions, particulièrement dans un contexte d’indécision ministérielle. (Entre le 31 octobre 2022 et le 9 janvier 2025, le Liban a traversé une période de vacance présidentielle. Démissionnaire depuis l’échéance présidentielle, le gouvernement s’est contenté d’expédier les affaires courantes, NDLR).
Où se situe l’USJ dans le classement des universités locales ?
Dans le classement international du Liban, l’USJ est classée en troisième position derrière l’Université américaine de Beyrouth (AUB), l’Université libanaise (UL) ou l’Université libano-américaine (LAU).
Mais nous comptons de moins en moins sur les systèmes de classement universitaire internationaux à l’instar de l’Université de Zurich qui figure parmi les plus prestigieuses au monde et s’en est retirée en avril 2024.
Pour faire évaluer notre institution, nous investissons plutôt dans les accréditations, véritables passeports pour les étudiants. Le processus commence par une autoévaluation des programmes durant laquelle l’université, une faculté ou une filière fait son examen de conscience, avant d’être examinée par les accréditeurs qui en attestent la conformité avec les exigences requises. Ce système nécessite des financements pertinents, stratégiques et garantis par des agences internationales qui basent leur évaluation sur des raisons académiques et non mercantiles.
Quelles sont les accréditations que l’USJ a obtenues ?
Une quinzaine de facultés et d’instituts de l’USJ ont obtenu une accréditation internationale, l’ingénierie, la médecine, la médecine dentaire, les sciences infirmières, la physiothérapie, la pharmacie, la gestion... Cela signifie qu’ils suivent les normes les plus exigeantes et que leurs diplômes sont reconnus à l’international.
Depuis que les programmes d’ingénierie ont obtenu l’accréditation ABET, les demandes d’inscription ont doublé. En médecine, nous venons d’obtenir l’accréditation Teptad valable pour six ans, conformément aux normes établies par la Fédération mondiale pour l’éducation médicale (WFME). Elle permettra à nos diplômés d’être admis aux États-Unis pour une spécialisation.
Pour qu’une université soit reconnue internationalement, il lui faut des accréditations des deux systèmes américain et européen. Nous visons à titre d’exemple le WASC américain qui respecte la spécificité culturelle de l’université et ne nous impose pas le passage à l’anglais de 51 % des cours.
De plus, après avoir été accréditée une première fois par l’agence allemande Acquin qui reconnaît les institutions
adoptant le système des crédits européens ECTS, l’USJ a lancé une demande de renouvellement pour 8 ans de l’accréditation pour le Liban et Dubaï. Après la visite qui s’est déroulée récemment, notre éligibilité devrait être connue en juillet.
Quel est votre constat sur la baisse généralisée de niveau des étudiants du Liban ?
Nous constatons un double déficit. D’abord linguistique, rapporté de l’école, en français, anglais et arabe, vu que les étudiants adoptent un langage WhatsApp. Nous les soumettons alors à des tests d’aptitude et leur donnons des cours de mise à niveau.
L’autre déficit constaté est la déconcentration, le relâchement de la part des étudiants qui ont aussi moins de rigueur, de discipline, d’esprit cartésien, qu’avant les crises du pays, à part des exceptions, certes. En revanche, ils font preuve de bonne volonté, de confiance et de solidarité.
Il faut dire que le Liban a traversé des crises sévères, la pandémie de Covid-19, la crise financière, l’explosion au port de Beyrouth (le 4 août 2020) et la récente guerre entre le Hezbollah et Israël. De nombreux étudiants et professeurs souffrent de problèmes de santé mentale. Une douzaine de psychologues les soutiennent, pour leur permettre de retrouver une certaine sérénité.
Quel est le profil des étudiants de l’USJ ?
Nos étudiants sont issus de la classe moyenne. Ils viennent en grande majorité du Mont-Liban (60 %), mais aussi de Beyrouth et de l’ensemble du pays. Mais cette classe s’est appauvrie et compte désormais financièrement
sur la diaspora. Avant la crise, 30 % des étudiants nous sollicitaient pour une aide sociale. Aujourd’hui, la proportion d’étudiants qui demandent des réductions de frais de scolarité atteint presque 60 %. Nous les aidons
tous, à hauteur de 50 % des écolages, parfois plus. Le tiers de notre budget est affecté aux bourses.
Le budget des aides à la scolarité était de 12 millions de dollars en 2022-2023. Avec la hausse des écolages en 2023-2024, il a doublé, atteignant 23,7 millions de dollars. Et en 2024-2025, il s’élève à 28 millions de dollars.
Dans ce contexte, lancez-vous de nouveaux projets ?
Dans le cadre de la politique d’expansion de l’USJ, nous venons de lancer la branche USJ CI (Côte d’Ivoire) à Abidjan en partenariat avec des investisseurs, après deux ans et demi de préparation. Ce pays très francophone était désireux d’avoir une université francophone de renommée internationale.
L’institution a pour cheffe de projet l’historienne Carla Eddé. Elle compte trois facultés, l’ingénierie (informatique), les sciences humaines (psychologie), la gestion (gestion des entreprises) et un institut, l’IGE (marketing et publicité). S’y ajoutera L’Iesav (Institut d’études scéniques, audiovisuelles et cinématographiques) l’année prochaine.
L’USJ a également une branche à Dubaï de 140 étudiants. Nous venons de célébrer son 15e anniversaire.
Au Liban, dans le cadre du développement de la formation d’ingénieur informatique et en communications,nous préparons le projet de construction d’un bâtiment sur 16 000 m² et un foyer d’une centaine de chambres à Mar Roukoz. Nous travaillons de plus à l’expansion des facultés de médecine et de médecine dentaire. Un foyer de filles de 260 chambres verra aussi le jour à Beyrouth.
Notre réseau hospitalier s’élargit parallèlement autour de l’Hôtel Dieu de France (HDF) qui s’est institutionnalisé et développe une politique de bonne gouvernance depuis la pandémie et la crise financière. L’HDF gère au Liban plusieurs hôpitaux qu’il a remis à flot, Saint-Charles (Hazmieh), Cortbaoui (Adma), Tall Chiha (Zahlé), Family Health Center (Zghorta), l’Hôpital de la Paix (Qobeyate). Il est aussi partenaire de l’hôpital Saint-Joseph de Dora. L’institution doit signer incessamment un contrat de supervision d’un hôpital à Baabda. À l’étranger, l’HDF poursuit son projet d’implantation à Larnaca (Chypre).
Avez-vous développé de nouvelles filières ?
Nous avons développé deux nouvelles branches informatiques, la science des données et l’intelligence artificielle (IA). Je viens de signer les 60 premiers diplômes de master en IA. Dans ce contexte, nous travaillons de plus en plus en partenariat avec les entreprises, dans la confection des programmes, l’orientation, l’employabilité. L’IA nous oblige à refaire nos programmes dans le sens de l’utilité et de l’efficacité.
Nous lançons également une licence en communication au sein de la faculté des Lettres et des sciences humaines.
Notre académie de formation à la citoyenneté a par ailleurs célébré sa première promotion, une trentaine de diplômés qui ont planché sur la culture de l’État, les droits et les devoirs, la démocratie, l’alternance, le vivre ensemble… Nous travaillons à la formation continue et permanente des professionnels. En 2023-2024, nous avons assuré la formation de 3 000 professionnels.
Malgré les crises à répétition, quel constat pour l’USJ qui fête ses 150 ans ?
L’USJ se porte bien globalement, elle s’est institutionnalisée et a créé un Haut Conseil des fiduciaires. Elle suit les normes internationales dans tous les départements et jusqu’au rectorat.
Depuis sa fondation, l’institution a traversé des épreuves difficiles qui ont menacé son existence : la Première
Guerre mondiale, la guerre civile libanaise durant laquelle l’USJ s’est retrouvée sur la ligne de démarcation (1975-
1990) et la crise de 2019. Mais chaque épreuve a été suivie d’un sursaut, d’une volonté de continuer, de nouveaux
investissements grâce à l’engagement d’un leadership collectif et de partenaires avec lesquels nous avons travaillé
pour sauver l’université.
La construction du campus des lettres et des sciences humaines, celle d’un nouveau campus des sciences
médicales, le développement du rectorat, la création du pôle Berytech pour encourager l’entreprenariat, notamment, ont été accompagnés de l’acquisition de nouveaux terrains pour permettre l’expansion de l’université.
Aujourd’hui, l’USJ représente une superficie de 200 000 m² au Liban dont 70 000 au coeur de Beyrouth.

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