Dans les méandres de ma mémoire se cachent des souvenirs où jouvence et jeunesse valsent déjà au rythme du passé non dépassé. Ce sont mes années universitaires, un chapitre de ma vie qui m’a transportée dans un monde où le temps semblait jadis suspendu et les possibilités infinies, malgré toutes les difficultés, les imprévus et les complexités. Une époque où j’avais encore vingt ans, rebelle et assoiffée de liberté, une période où chaque jour était une aventure, où je me découvrais moi-même, m’inventais pour forger mon identité. C’était les années 80, des années où la guerre faisait ravage à Beyrouth, des années où la confiance, l’espoir et l’audace dansaient au rythme de la cacophonie des craintes, des frayeurs, des épouvantes et des noirceurs. Ce sont les années 80 sur les bancs de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth…
Et 40 ans plus tard…, j’y suis retournée, sur les bancs de cette même université, sollicitant encore plus de savoir pour affirmer mon identité. L’instruction offre la connaissance et celle-ci forge l’expérience. Le savoir libère des dépendances, des préjugés et autres captivités. Je sais, donc je suis, et parce que je sais, je m’affirme pour m’imposer ; je deviens un être, une personne, une femme libre et non pas révoltée.
… Le soleil se levait doucement sur le Campus de l’Université Saint-Joseph. Ses rayons timides se faufilaient à travers les bâtiments majestueux. De grands jardins tout fleuris, tout verts, avaient remplacé barricades, barrages et barbelés. Le monumental bougainvillier m’attendait. Il est toujours aussi beau que dans mes pensées. De jeunes étudiants flânaient, non pressés ni empressés d’occuper leurs salles de classe, comme si cela pouvait attendre, pour une dernière cigarette ou un dernier café. J’admirais leur résilience et persévérance. Il n’est point aisé pour des jeunes d’étudier et de rêver lorsque notre fâcheuse situation minable et désastreuse, faute de plan économique, défaut d’essentiel, privation du fondamental et du primordial, les enfonce tous les jours un peu plus dans un pays cousu d’illusions, de confusions, de duperies et de corruptions, même 40 ans après. Je les regardais défiler armés de leur laptop et autres outils informatiques, ni costume de milice, ni revolver, ni grenade comme dans le temps passé. Moi, je tenais quelques feuilles et un cahier.
Je m’avançais timidement dans des couloirs familiers. Les murs, autrefois simples témoins de ma jeunesse, semblaient maintenant imprégnés d’essences et de quintessences modernes. Le périmé cède la place à la nouveauté et le désuet à l’actualité. En classe, bureaux et chaises sont alignés en parfaites rangées. Le grand tableau vert de jadis avait disparu, emportant avec lui les craies de chaux blanche et l’effaceur-éponge noir en bois. La technologie a pris place, feutres, projecteurs, écrans, connexions et autres commodités de premier cran s’offrent pour assurer le confort des chers étudiants. Le bruit des claviers des fameux laptops, qui résonnent en classe, remplace désormais stylos, livres et cahiers. Il y a même l’air conditionné. Le temps de feu le père Abou étant bien consommé, bien révolu, on ne se lève plus pour saluer le professeur bienvenu. On discute le syllabus, on négocie les échéances, on chicane les obligeances, on débat les théories et puis, parfois, on en rit. On n’est plus ces élèves soumis, on devient une génération où tout est permis !
Il y a les nouveaux venus aussi. Ces étudiants étrangers, presque tous des Français. En permanence ou en échange, ils sont chez nous, mais leur chez-nous est devenu un peu trop leur chez-eux… Ils me rappellent les époques colonisatrices où notre chez-nous était occupé par leur chez-eux ! Je n’aime pas les étrangers qui sont chez nous mais qui aspirent à faire la loi de chez eux chez nous. Et puis, non, ils ne parlent pas français mieux que nous. Ils parlent vite, articulent mal pour rouler ou ne pas rouler leur « r » habituel !
En entrant dans ma salle de cours, l’excitation grandissait en moi. Je pris place au premier rang, comme dans le temps de ma jeunesse passée et dépassée. J’ai toujours pensé que le premier rang dans une classe élargirait les horizons de la compréhension. Ma présence en classe est pour mes jeunes camarades une sorte de connexion directe avec un passé qu’ils n’avaient jamais connu, un témoignage vivant de leçons de vie que seul le temps peut enseigner. Dans mes discussions avec eux, je partageais mes expériences, mes erreurs, un peu de ma vie, de la sale guerre aussi. Je pouvais voir dans leurs yeux la curiosité pour cette vieille étudiante qui ne faisait que passer…
Les premiers mots du professeur résonnèrent dans la pièce. Chaque phrase est un rappel des années perdues, un écho des enseignements oubliés. Au fur et à mesure que les jours se succédaient, je me rendais compte que je ne me contentais pas seulement de reprendre des études de Master à un âge inusité, mais que je revivais encore une fois une expérience intense, une épreuve intime, une affaire personnelle. Chaque défi académique que je surmontais, chaque résultat que j’obtenais représentait une victoire sur les incertitudes et les éventualités qui avaient envahi mon esprit pendant tant d’années. J’étais redevenue cette enfant qui jubilait à chaque échéance, à chaque succès. Et c’est à mon père que je pensais…
Les moments de doute et de fatigue se multipliaient. Les nuits passées à étudier, les piles d’exposés à défendre ou des travaux personnels contrôlés à rendre, en supplément de ma profession à exercer, des obligations à honorer, des responsabilités à respecter, tout cela aurait pu me décourager. Mais vite, je me rappelais le but de mon retour sur les bancs de l’université après tant d’années. Je me devais de nourrir mon esprit affamé de connaissances et de nouveautés, de m’offrir un projet, pour me prouver. Il est important pour moi d’avoir des projets pour exister. En outre, le savoir et l’éducation ne se limitent pas à la jeunesse, mais sont la base intemporelle de tout succès, tels une quête sans fin, un pari à gagner, malgré le nombre des années.
Ainsi, chaque pas sur le campus universitaire était un pas de plus vers la fascination. Chaque livre dévoré, chaque discussion animée, chaque examen réussi était une affirmation de ma détermination et de ma volonté de toujours apprendre pour grandir, pour évoluer, pour être déliée de toutes les chaînes et de tous les préjugés. Les souvenirs de ces quarante années passées étaient encore là, mais maintenant teintés de nouvelles expériences, de nouvelles connaissances avec cette touche de jeunesse réveillée.
Et, comme du temps de ma jeunesse, mes professeurs furent exceptionnels sans aucune distinction. Ils ne se contentaient pas de déverser des informations ou de débiter des révélations, ils nourrissent les esprits, soumettent des défis. Ils procurent l’encadrement académique comme s’ils voulaient abreuver les âmes pour offrir la vie. Ils suscitent des débats animés, encouragent la pensée critique et poussent la curiosité. Grâce ou à cause d’eux, je compris vite que le monde de la politique était laid, ignoble et répugnant, basé sur les intérêts des grandes puissances, les éternels hégémonistes contre lesquels on ne peut point aller. Le petit mangera le grand et le fort écrasera le faible. Le riche ne donnera pas au pauvre, le pauvre s’étouffera dans sa pauvreté comme un poisson assoiffé. Et le développement des pays sous-développés demeurera une « histoire de croyance » inachevée, une utopie qui sévira jusqu’à l’infini. De la Banque mondiale au Fonds monétaire international, en passant par le Programme des Nations unies pour le développement, les pays du Sud seront toujours exploités et démunis. De La fin de l’histoire au Choc des civilisations, de Hans Morgenthau à Kenneth Waltz, de Éric Toussaint à Jacques Sapir, de Bernard Lewis à Olivier Roy, de Esther Dufflo à Emanuel Todd, du Contrat social au Léviathan, de la Moukaddima au Proche-Orient éclaté, de Edward Said à Sayyid Qutb, du Saint Évangile au Coran, d’une thèse à son antithèse, de l’occidentalisme à l’orientalisme, de la démocratie à l’autoritarisme, de l’égalitarisme au totalitarisme, la politique se joue de nos vies et la vie fera le reste… Cette fois-ci, je l’ai bien compris, et cette fois-ci, je le sais.
Bref, qu’importe le nombre des années, le temps n’est qu’une illusion, un mirage, une aberration. Que nos cheveux soient noirs, blonds ou gris argenté, retourner sur les bancs d’université est une chasse au savoir qui brise les frontières et les enceintes pour ouvrir les horizons et élargir nos champs de vision. Les études universitaires n’ont point d’horloge, elles sont un voyage perpétuel, une ode à la connaissance, un hymne à la vie.
Les semestres passeront, le temps filera à toute allure, mais quelle que soit la charge, au fond de mon âme murmure une jeunesse retrouvée qui, grâce à l’université, demeurera intemporelle, immortelle. L’Université Saint-Joseph de Beyrouth, temple du savoir, jouera toujours avec moi la musique de la perpétuelle jouvence recouvrée.
Tel un phénix fier et courageux qui, battant de ses grandes ailes, renaît de ses cendres et de ses poussières pour voler et atteindre le plus haut des cieux !
Carole détient une licence en psychologie de la Faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH) de l’USJ, obtenue en 1979. Elle décroche également un Certificat d'aptitude à la pratique professionnelle de la médiation du Centre professionnel de médiation (CPM) de l’USJ en 2010. Enfin, elle est actuellement en seconde année de master en sciences politiques à l’Institut des sciences politiques (ISP) de l’USJ.
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