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Assez de pourpre, de Phénix et de Canaan !

Témoignage

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11.13.2024

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Dr Rami Bou Khalil (FM, 2006) est titulaire d’un diplôme de docteur en médecine et d’une spécialisation en psychiatrie de la Faculté de médecine (FM) de l’USJ, obtenus respectivement en 2006 et 2011. Il a également obtenu plusieurs diplômes universitaires de la même Faculté, dont un en approches comportementales et cognitives des maladies mentales en 2008, un en addictologie en 2010 ainsi qu’un en éducation en sciences de la santé en 2019. 

Aujourd’hui, Dr Bou Khalil (FM, 2006) est chef de service de psychiatrie à l’Hôtel-Dieu de France (HDF) et professeur associé à la FM. 

 

 

Paru dans L'Orient-Le Jour – le 13/11/2024

Les Libanais expriment souvent cette phrase : « Nous ne sommes pas arabes, nous sommes phéniciens », mais qu’en est-il réellement de cette réclamation ? Après avoir longtemps revendiqué cette identité phénicienne et réclamé la reconnaissance qui l’accompagne, il devient presque naturel de déclarer : « Assez de légendes, quelles qu’elles soient, sur nos origines et notre histoire ! » Assez de tourments liés à ce fardeau ! Assez de cette couleur pourpre qui incarne le sang et le feu, alors que notre identité devrait être marquée par la paix et la pureté… Assez de renaître comme le Phénix et, surtout, assez de mourir pour renaître encore ! Assez de nous vanter de notre capacité à surgir des cendres ! Assez d’être enfermés dans cette image d’un peuple qui sait mieux que quiconque gérer l’adversité ! Assez de ces adversités, assez… assez !…

 

Le Phénix, créature mythologique souvent représentée comme un grand oiseau avec des plumes de couleur pourpre, symbolise la mort et la renaissance. Le mythe du Phénix existe dans de nombreuses cultures anciennes, notamment égyptienne, grecque et chinoise. Cependant, rares sont les peuples qui, comme les Libanais, ont su mettre en scène cette légende. Si seulement notre résilience, incarnée par le Phénix, avait permis de bâtir une identité nationale unifiée, au lieu de célébrer notre capacité à survivre sans jamais mourir ni jamais guérir… Selon la légende, le Phénix vit des siècles avant de s’exposer au feu pour renaître de ses cendres, un nouvel oiseau, symbole de résurrection et d’immortalité. L’association entre les Phéniciens et le Phénix trouve son origine dans la similarité entre les mots, ainsi que dans la pourpre précieuse qui renforçait cette idée de renaissance. De même, l’association trouve son origine à travers le concept de résilience car malgré la chute de leur civilisation, les Phéniciens ont brillé à travers leurs colonies, illustrant la résilience et la renaissance, des valeurs importantes aux Libanais qui prennent le Phénix comme modèle emblématique dans leur lutte contre les adversités. Mais après les atrocités des guerres et les massacres interminables dans lesquels notre pays s’enfonce depuis sa création, il est temps de dire : assez ! Il est temps de créer notre propre mythe, celui d’un peuple qui refuse d’être perçu comme une victime ou un martyr, et de cesser de prêcher l’héroïsme à travers une renaissance fictive. La résilience est essentielle, mais elle ne doit pas être confondue avec une « illusion d’invincibilité ». Être résilient est sûrement louable, mais ce que nous avons vécu à travers les siècles, c’est une succession de catastrophes sans vision ni stratégie pour les prévenir, suivie de la fierté nationale de pouvoir se relever à chaque fois !

 

Une autre histoire lie les Libanais, souvent considérés comme des Cananéens. L’histoire de Canaan s’enracine dans les récits bibliques et les traditions anciennes du Proche-Orient. Il est mentionné pour la première fois dans le livre de la Genèse. Canaan est le fils de Cham, l’un des trois fils de Noé (avec Sem et Japhet). Après le déluge, Cham découvre son père, Noé, ivre et nu dans sa tente. Au lieu de couvrir son père, il le regarde et en parle à ses frères. Sem et Japhet, par respect, couvrent Noé sans poser les yeux sur lui. Lorsque Noé se réveille et apprend ce qui s’est passé, il maudit non pas Cham, mais Canaan, en déclarant : « Maudit soit Canaan ! Il sera l’esclave des esclaves de ses frères. » Ce passage biblique justifie mythologiquement la domination future des descendants de Sem (les Israélites) sur les Cananéens et introduit l’histoire de Canaan et de sa descendance. Les Cananéens habitaient la région appelée « Terre de Canaan », qui couvrait la Palestine, le Liban, ainsi que des parties de la Syrie et de la Jordanie. Dans la Bible, cette malédiction symbolise le conflit entre les Israélites et les Cananéens et explique pourquoi les Israélites conquièrent la « Terre de Canaan », accomplissant ainsi la prophétie de Noé. Cependant, ce qui a véritablement eu lieu est que Cham, notre ancêtre, doté d’un esprit critique et d’une importante curiosité, a choisi de ne pas suivre la voie traditionnelle. Plutôt que de camoufler le problème d’abus d’alcool de son père en le couvrant, il a tenté de le confronter et d’en discuter avec ses frères. Cham a donc payé le prix de la pensée critique et non conventionnelle, et Canaan en a hérité, lui et ses descendants. Jusqu’à aujourd’hui, nous supportons le fardeau de cette divergence des stratégies dans la résolution des problèmes, une divergence dont nous connaissons l’origine mais ignorons la fin…

 

En résumé, nous héritons de mythes qui nous plongent dans des conflits perpétuels avec notre entourage, le mythe de Canaan n’en est qu’un simple exemple, nous incitant à nous battre et à mourir dans l’espoir d’une renaissance. Mais si cette guerre actuelle atroce avec Israël ne réveille pas les consciences, rien ne le fera jamais ! Combien de veuves et d’orphelins faudra-t-il encore avant de comprendre que le mythe du Phénix n’est rien d’autre qu’une simple histoire ? Combien de générations sacrifierons-nous encore, attachés à des identités conflictuelles ? Combien de mythes devons-nous encore inventer avant de réaliser que cette quête d’appartenance à un projet plus vaste que notre petit pays est illusoire ? Si l’appartenance au Liban comme nation n’apporte ni satisfaction, ni fierté, ni dignité, pourquoi tant de gens s’acharnent-ils à préserver ce pays, en créant des mythes pour apaiser un peuple prêt à se révolter et à rejeter sa réalité ? Mais le Liban reste debout, malgré la malédiction des mythes…

 

Depuis des siècles, la malédiction du cananéisme et son opposition à l’anti-cananéisme nous poursuivent, nous condamnant à mourir sous des coups nourris par des mythes tels que celui de Sem et de Canaan. Nos guerres ne concernent pas vraiment la « Terre promise », mais plutôt l’opposition entre le conformisme et la curiosité, entre la pensée automatique et la pensée critique, entre la superficialité et la profondeur, entre la rigidité et la flexibilité mentale… Tandis que, dans la Bible, les descendants de Sem parcourent un long chemin vers la « Terre promise », nous, descendants de Canaan, empruntons un parcours plus difficile et dangereux à la recherche de la « désillusion promise » : celle où le libanisme pourrait un jour combler ce vide d’appartenance. Un libanisme qui, plutôt que de rester prisonnier de la question « À qui attribuer nos divergences et comment rendre notre histoire plus cohérente ? », saura répondre à « Comment améliorer au mieux notre existence ensemble ? ». 

 

L’évolution d’une société ne peut se réaliser qu’en dépassant les divisions historiques et symboliques qui la retiennent. Dans le cas du Liban, la véritable résilience et la prospérité de la nation ne passeront jamais par la glorification d’une identité marquée par des couleurs ou des symboles de discrimination, mais par l’abandon de toute forme de discrimination inutile. Nous avons tous, individuellement et collectivement, envie d’oublier notre condition humaine commune, qui correspond à notre finitude. Retracer notre histoire et s’y enraciner autant est une forme d’oubli actif, menée par les différents rassemblements d’individus, plutôt que des projets de vie qui servent au développement de ces rassemblements. En fin de compte, comme se questionne Paul Ricœur, « un usage mesuré de la mémorisation n’implique-t-il pas aussi un usage mesuré de l’oubli ? » L’histoire et sa reviviscence continue ne constituent qu’une quête de domination sur l’autre, ainsi qu’une illusion qui masque la réalité de notre vulnérabilité partagée avec l’autre. Hélas, nous, libanais, avons été trompés par l’illusion de la victoire sur l’autre, oubliant que notre véritable ennemi est notre propre finitude… une malédiction qui nous est imposée chaque fois que nous tentons de rappeler à l’autre sa propre vulnérabilité !

 


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