À l’occasion de la Journée Internationale de la Francophonie, Karl Akiki (FLSH, 2002) partage son récit empreint de souvenirs, d'émotions et d'une profonde connexion à cette langue qui a marqué chaque facette de sa vie. Un hommage vibrant à la richesse et à la diversité de la francophonie, célébrant sa musique, ses mots et ses promesses d'aventure à travers le monde.
Karl Akiki est actuellement directeur du Pôle Publications et Valorisation de la Francophonie Scientifique à l’Académie Internationale de la Francophonie Scientifique. Il a été vice-doyen de la Faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH) de l’USJ et chef de département de Lettres françaises dans la même Faculté.
Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’ai babillé en français, j’ai parlé en français, j’ai rêvé en français, j’ai aimé en français, j’ai pleuré en français, j’ai souffert en français, j’ai fait l’amour en français, j’ai soulagé en français, j’ai argumenté en français, j’ai insulté en français, j’ai créé en français, j’ai ri en français, j’ai voyagé en français… les verbes peuvent se multiplier à l’envi… mais diront toujours ce qui vibre de francophone en moi…
Et ils peuvent épouser tous les états d’âme, toutes les situations, toutes les décisions, tous les projets, toutes les bifurcations de ma vie…
Durant ma « tendre enfance » (à 42 ans, je peux maintenant utiliser cette expression sans honte), j’ai baigné dans cet univers francophone où mon arrière-grand-mère, mon grand-père, ma grand-mère et ma mère me faisaient écouter sur ces tourne-disques (on accorde ou on n’accorde pas ?) criards d’antan les chansons de Piaf, de Brel, de Brassens, de Barbara mais aussi de Fréhel, de Mistinguett, de Baker, de Sylva… Puis sur ces cassettes qu’il fallait rembobiner… Et aujourd’hui, sur mon iTunes…
Des termes magiques que je ne comprenais pas mais qui devenaient des amis : « ca m’rend toute chose », « ma foi », « mioche », « furtivement », « amants », « bal musette »…
Sur la colline, à Jamhour, il y a eu le Club des Cinq, le Clan des Sept, Alice, les Angélique, les Stéphanie, les Pardaillan, les Mousquetaires, les Lupin… : par paliers, par étapes, une sorte de maturité progressive et de Graal à atteindre… Non, je ne fais pas partie de cette « génération du bâton », celle qui dénonçait dans la cour de récréation tous les élèves qui ne s’exprimaient pas en français…
Il m’a fallu du temps pour comprendre la grammaire : les COD, COI, COS, attributs, verbes pronominaux, accords des adjectifs de couleur, des participes passés… un vrai charabia… la langue française me venait naturellement, comme une douce musique, frôler mes lèvres, serrer ma main pour s’étaler sur la feuille blanche… il aura fallu attendre les bancs de l’université pour mettre une logique à tout ça… et encore…
Je fais partie de cette génération qui a regardé la C33, qui a dévoré Bibi phoque, Denver le dernier dinosaure, Tom Sawyer ou les Cats’eyes… tous traduits en français avec la beauté de toutes les cultures véhiculées, d’Asie, d’Amérique, d’Afrique ou d’Europe…
Je fais partie aussi de cette génération qui s’est gargarisée à Chantal Goya ! Les références culturelles aux mythes, aux contes, à la Commedia dell’arte, à la colonisation… j’ai tout reçu en pleine figure, en pleine oreille… des mots et des expressions qui activaient mon esprit romanesque : « museau », « dodue », « les 400 (c’est plus sûr d’écrire en chiffres) coups », « tango », « décadence »…
Tout ce bassin a forgé ma vie, ma vision de cette langue française dans un pays aux mille diversités… cette langue qui se mélange si bien à l’arabe et qui s’accommode bien de l’anglais quoi qu’on veuille en dire… c’est dans cette symphonie libanaise qui unit si harmonieusement « le hi, kifak ça va » que je me suis retrouvé… dans le métissage…
La langue française ne m’a jamais demandé de choisir… contrairement à d’autres langues monolithiques, elle a bien accueilli les autres… c’est grâce à elle que j’ai appris l’anglais, que je dévore allègrement des séries british aujourd’hui… grâce à elle, que j’ai compris l’espagnol et un peu d’italien… une traduction de prononciation dans la tête, un « o » en plus ou en moins et hop, on se comprend…
Ce n’est pas une simple langue ni une langue simple… c’est en réalité un état d’esprit, une façon de penser… une gymnastique de l’esprit… un orgasme intellectuel permanent devant les circonvolutions des exceptions, des changements de sens des mots selon qu’ils soient au masculin au féminin ou au pluriel (un hymne, une hymne, des amours… ou désamour…), des jeux de mots, avec les mots, sur les mots, entre les mots…
Pour certains, c’est une langue de culture, d’amour, féminine, alambiquée, coloniale… des sentiments opposés et violents l’accompagnent en vertu de l’histoire et de la géographie…
En vertu de ce qu’on veut lui faire porter, des traumatismes du passé qu’on veut lui faire assumer…
En vertu de l’association indubitable à un seul pays…
Mais cette langue n’appartient plus à personne, n’est l’apanage de quiconque… elle est un bien commun en partage… alimenté par les folies et les audaces de toutes et de tous…
Parce qu’en plus d’être un état d’esprit, une façon de penser, cette langue est pour moi avant tout, une histoire d’audace… l’audace d’oser… l’audace des jeux de mots… l’audace de l’humour ou de l’ironie… l’audace de tordre les mots, de les caresser dans le sens du poil ou à rebrousse-poil… l’audace de s’affirmer… l’audace de rêver, de continuer, malgré la boue, à chanter…
Elle a cette particularité de chanter, de s’enchanter, d’enchanter… aux différents coins de la francophonie, des mots nouveaux apparaissent, mélangés à des langues maternelles, côte à côte avec d’autres langues au fouet de dominatrix…
mais c’est surtout la musique qui passe avant tout, « avant toute chose » : celle qui vient du Québec, de Louisiane, de la Réunion, de Maurice, du Vietnam, de Dakar, du Maroc, de Haïti, d’Italie, de France, de Russie, d’Egypte…
Chacun allonge nonchalamment les lettres, les syllabes, les voyelles… les coupe, les castre… fait virevolter la syntaxe… et ça donne un orchestre francophone des plus tonitruants mais aussi des plus emblématiques… les lèvres s’arcboutent, la langue roule ou pas, les dents grincent ou se frottent…
Les origines s’écoutent et se déshabillent dans ces accents aux mélodies étonnantes… et les voyages commencent… parce qu’on « est fait pour s’entendre (faut-il mettre un s à fait ?:p) »…
Et on apprend à zigzaguer entre les accents, à discerner les prononciations, à glisser sur l’ouverture et la fermeture des voyelles…
Pour certains, cette francophonie est culturelle, pour d’autres économique, pour d’autres encore scientifique, pour ceux-là politique, pour ceux-ci sportive… tous les adjectifs sont bons pour s’étriper, pour s’éloigner et enfin s’aimanter… parce qu’on veut croire au leurre de la grande famille francophone… parce que chacun s’affirme en porte-drapeau et en défenseur de la langue… des relents de la courtoisie du moyen âge qui font plus de tort que de bien… le « un pour tous, tous pour un » n’y a pas encore élu domicile..
Il reste les émotions… les frissons… et l’imagination…
Puisque cette francophonie, c’est toute la mosaïque de mon moi, ces ailes qui continuent à me porter malgré tout…
mais c’est toi aussi qui m’as lu jusqu’au bout et qui m’as suivi dans ce vol délirant…
toi qui m’as compris… où que tu sois…
Belle fin de journée internationale de la Francophonie…
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